Canton – La Concession française de Shameen en 1889

De Histoire de Chine

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Rédigé par Patrick Nicolas

Bien que la Concession française commence officiellement à partir de l’année 1861, son vrai développement débute seulement à partir de 1888 avec la nomination du nouveau Consul, M. Camille Imbault-Huart et les mesures qu’il a prises en 1889. Un article anonyme paru courant 1889 dans le Journal de Paris et dont l’intitulé était Trahison des Intérêts Commerciaux Français à Canton, a sûrement aussi servi de déclencheur. C’est ainsi qu’en 1889, un autre article parait en France dans La Géographie relatant l’historique de la Concession, son état, et annonçant aussi la mise en vente aux enchères publiques de terrains le 6 novembre 1889, au Consulat de Canton. Voici cet article qui comprend 3 parties[1] :

La Concession française de Canton

Tout vient à point à qui sait attendre dit un vieux proverbe. Voici une nouvelle application de cette adage séculaire et universel : les terrains que la France possède dans l’île de Shameen à Canton, et qui étaient délaissés depuis un quart de siècle vont enfin être vendues aux enchères publiques !

On sait qu’avant la prise et l’occupation de la ville de Canton par les armées franco-anglaises, les étrangers habitaient divers établissements situés entre le faubourg et la rivière qu’ils louaient assez cher. Ces maisons étaient appelées shi-san-hang, les treize hang ou maisons de commerce. C’est là que les diables d’Occident avaient installé le siège de leurs affaires. Ces factoreries furent brûlées en 1856 par une foule ameutée à la nouvelle que la flotte anglaise allait attaquer Canton.

Maîtres de la ville, les commissaires alliés songèrent à faire choix d’un emplacement convenable destiné à servir de concession à leurs nationaux, ainsi que cela existait déjà à Shanghai. Ils le cherchèrent longtemps sans pouvoir le trouver. En désespoir de cause, ils imaginèrent la combinaison suivante qu’ils considérèrent eux-mêmes, sans doute, comme un trait de génie.

Il y avait alors à l’Ouest de la cité, dans une anse de la Rivière des Perles, plusieurs îlots de sables et un assez large banc recouvert seulement à marée haute. Les commissaires, d’accord avec le vice-roi qui ne pouvait rien leur refuser, firent élever un fort mur de pierres de tailles qui engloba le banc et les îlots, ainsi qu’un certain nombre de bas-fonds : ce mur avait à peu près la forme ovale. Au sud, il était baigné par la rivière ; sur les trois côtés, il etait séparé du faubourg par un canal en demi-lune. Cela fait, on remplit l’intérieur du mur de terres rapportées, et l’on créa de la sorte une île factice. Elle fut partagée en cinq parties égales et un cinquième fut donné à la France qui dut payer 72000$ pour sa part de frais de construction.

Le Gouvernement Anglais, dont on ne peut méconnaitre l’esprit pratique, ne tarda pas à mettre ses terrains en vente : ils se vendirent rapidement à de bons prix, en fait on se les arracha presque. En peu d’années de belles maisons, de grands magasins et une jolie église s’y élevèrent. Il n’en fut pas de même pour le terrain français : notre administration que l’Europe a cessé d’imiter, a quelquefois des allures désespérantes quand il s’agit de colonisation : elle se montra moins libérale que sa cousine. Elle émit la prétention de ne vendre qu’à des Francais et d’exiger de ceux-ci, outre le prix de chaque terrain (partagé en 24 lots), une part proportionnelle des 72,000 piastres, ce qui triplait le prix de chaque lot.

Un certain nombre d’amateurs s’étaient présentés : comme bien vous le pensez, ils reculèrent épouvantés devant ces prétentions que nul acquéreur n’accepta depuis lors.

Tous les consuls qui se sont succédé à Canton (Dieu sait s’ils sont nombreux ! en moyenne un par an, comme nos ministres et gouverneurs généraux) ont bien essayé de faire quelque chose de ces malheureux terrains. Les systèmes, les plans, les projets et les contre-projets allèrent s’entasser dans les cartons vénérables du quai d’Orsay. Rien ne fut fait pour sortir de cette situation ridicule, et pitoyable pour ne pas dire plus. Cela dura un quart de siècle –vous lisez bien ! un quart de siècle– Dans ces derniers temps, nos terrains étaient devenus des champs incultes ou les chèvres, les chevaux et les vaches paisaient de concert, et où, depuis l’émeute de 1883, une garnison chinoise etait parquée.

L’aspect de notre concession ne manquait pas d’un certain charme, je n’en disconviens pas, c’était tres pittoresque : un Rosa Bonheur asiatique ! mais il faut reconnaître que l’influence française ne gagnait rien à un pareil état de choses. Au contraire, je vous assure qu’un Francais était vexé de patauger sur le sol national, il s’attristait à le comparer au territoire voisin, un settlement modèle, disent nos voisins. Paul Bonnetain a photographié ce lieu champêtre dans son livre sur l’Extrème-Orient ; les détails qu’il a données à ce sujet ne sont nullement exagérés et j’ai pu contrôler l’exactitude lors de mes voyages à Canton.

On désespérait de voir jamais la concession changer d’aspect, on en avait fait son deuil. Par un coup de théatre inattendu, voici que j’apprends que ces fameux terrains seront vendus aux enchères publiques, le 6 novembre prochain, au Consulat de France à Canton et à des conditions qui me paraissent très libérales. C’est aux efforts incessants de notre consul, M. Imbault-Huart, qu’il faut, paraît-il, attribuer la mesure qui vient d’être prise. J’ignore comment notre agent est parvenu à ce résultat inespéré, mais connaissant l’administration, je suis persuadé qu’il a du dépenser une somme de travail considérable et livrer bien des batailles pour obtenir l’autorisation de procéder à cette vente. C’est un succes de plus à inscrire à l’actif de notre consul.

La vente de ces terrains peut contribuer, dans une certaine mesure, à développer nos relations commerciales avec la province de Canton, et, par extension, à agrandir notre influence dans cette partie de la Chine qui touche au Tonkin. Il y aurait intérêt, je crois, à ce que quelques uns de nos compatriotes prissent enfin le parti de payer de leur personne, et d’aller étudier de visu le marché de Canton. On oublie trop au Tonkin la  belle et riche province dont on est si voisin. Il faut cependant y pénétrer à tout prix, on n’a pas pris le Tonkin pour lui-même, mais afin d’entrer en Chine et d’y percer des voies commerciales. Canton est le coeur de la place, pourquoi ne pas aller s’y installer résolument ?

Comme vous vous intéressez vivement à toutes ces grosses questions qui sont de plus en plus à l’ordre du jour, je profite de ce courrier pour vous adresser copie du cahier des charges de l’adjudication, et de la liste des lots à vendre, que m’a fait parvenir un de mes amis de Canton. On m’affirme que la nouvelle concession sera organisée sur le pied de nos possessions similaires à Shanghai et à Tientsin et placée sous la surveillance d’un Conseil municipal qui sera chargé de tous les details d’administration de ce terrain où va flotter pour la 1ère fois le pavillon national.

Vente des terrains de la Concession Française de Shameen (Canton)

CAHIER DES CHARGES

Le Consul, C. Imbault-Huart

Les lots Nos. 1,2,4, à 6, 7, 8, et 10 à 23 situés sur la concession Française de Shameen (Canton) seront donnés à bail par adjudication, pour 99 ans, aux conditions suivantes :

Article premier : Pour être admis à concourir à l’adjudication, tout intéressé devra adresser par écrit, au Consul de France, une demande spécifiant qu’il a pris connaissance du cahier des charges et qu’il s’engage à en exécuter les prescriptions.

Art. 2 : Les titres (Extrait Individuel du procès-verbal d’adjudication), constituant les droits de l’adjudicataire, lui seront remis contre le paiement du prix d’adjudication et des taxes de Chancellerie qui lui seront réclamées par le Consulat de France.

Art. 3 : L’adjudicataire s’obligera à élever, dans le délai de 2 ans à partir de l’entrée en jouissance, sur l’emplacement du lot adjudgé, des magasins, habitations, ou toutes autres constructions impliquant une occupation réelle.

Art. 4 : L’adjudicataire aura la faculté de transferer son droit au présent bail ou de sous-louer en tout ou en partie à tout ressortissant français ou étranger, à l’exception toutefois des sujets chinois ; mais la dite cession, pour être valable, devra être consentie par acte dressé au Consulat de France à Canton et transcrite sur le registre ad hoc au Consulat de France.

Art. 5 : Le défaut de paiement de la redevance annuelle due au gouvernement chinois et de toute autre taxe entrainera la résiliation du bail, un mois après une mise en demeure de payer, restée sans effet : le bail pourra être également résilié de plein droit, si l’adjudicataire contrevient à l’une quelconque des conditions de l’adjudication. En cas de résiliation du bail pour une cause quelconque, le preneur sera tenu de laisser et abandonner toutes les constructions et améliorations qu’il aurait faites, sans réclamer aucune indemnité.

Art. 6 : En dehors du prix d’adjudication, l’adjudicataire s’engagera à payer annuellement, entre les mains du Consul de France ou de toute autre personne déleguée par lui à cet effet, 1. la somme de 1,500 sapèques par moo de superficie due, à titre de redevance, au gouvernement chinois ; 2. toutes les taxes et impositions qui seront fixées par le Conseil d’Administration du quartier français de Shameen.

Art. 7 : L’adjudicataire devra s’engager à observer tous les règlements d’administration qui seront établis sur la concession Française de Shameen.

Les adjudicateurs étrangers devront signer devant le Consul, ou le Représentant de leur nationalité, une déclaration portant qu’ils se soumettront aux dits règlements.

Art. 8 : Nul ne sera admis à se rendre ….. adjudicataire s’il n’est pas d’honorabilité suffisamment connue du Consulat, ….. qu’il ne fournisse caution de suite ou dans les vingt-quatre heures sur la demande qui lui sera faite, ce qui sera consigné au procès-verbal d’adjudication. Toute enchère faite par un insolvable sera regardée comme non avenue et l’enchère précédente conservera toute sa force, comme si elle n’avait pas été couverte.

Liste

... des lots de terrain de la concession Française de Shameen, dont les baux emphytéotiques seront mis aux enchères publiques, en Chancellerie, le 6 novembre 1889, à 10 heures du matin.


Le 20 août 1889, avant la date d’adjudication, le consul établit un Règlement d’Organisation Municipale de la Concession Française de Shameen (Canton) en 18 articles :


Plan de la concession française en 1883 avec numérotation des lots[2] :


Le 6 novembre 1889 a bien lieu à la Chancellerie du Consulat la vente aux enchères publiques et la plupart des acheteurs se sont fait représentés officiellement par des mandataires. A noter, que les lots 3 et 9 ont été réservés par le Gouvernement Français à la construction d’un consulat et d’une dépendance, que le lot 24, ayant déjà été acquis par la Shameen Hotel Land Company le 28 mai 1889 (d’un certain Mr Pitman, lui même l’ayant acheté en 1884 à un Mr Raven de nationalité allemande, 1er locataire d’un terrain sur la concession Française),lui non plus n’a pas été mis en vente.

Voici le détail des résultats de cette vente aux enchères :

LOT ADJUDICATAIRE MONTANT
1 M. Ulysee PILA (français)   $1,610
2 M. Paul CHATER (britannique) $1,050
4 M. Paul CHATER (britannique)         $1,050
5 M. Paul CHATER (britannique)         $1,050
6 M. Paul CHATER (britannique)         $1,950
7 M. Ulysse PILA (français) $1,000
8 M. Paul CHATER (britannique) $525
10 M. Paul CHATER (britannique) $620
11 M. Paul CHATER (britannique) $900
12 M. Paul CHATER (britannique) $2,100
14 M.E.P (français) $810
15 M. MARTY (français) $810
16 M. MARTY (français) $810
17 M. Paul CHATER (britannique) $850
18 M. Paul CHATER (britannique) $850
19 M.E.P. (français) $730
20 M.E.P. (français) $510
21 M. Pallonjee KARANJIA (britannique) $660
22 M. Pallonjee KARANJIA (britannique) $660
23 M. Paul CHATER (britannique) $620
TOTAL $19,165


Comme nous pouvons le constater, sur les 20 lots mis en vente, 13 ont étés achetés par des ressortissants britanniques,  notamment par M. Paul CHATER, résidant à Hong Kong, dont le but était surement spéculatif malgré les conditions qu’avait mis en place M. Le Consul Imbault-Huart pour éviter cela (obligation de construire des édifices sous 2 ans). Il apparait aussi que le lot no.13 a été donné gratuitement aux M.E.P afin d’y construire une chappelle qui sera par la suite appelée Notre Dame de Lourdes.

Une Ordonnance Consulaire du 23 novembre 1889 nomme une Commission municipale provisoire de 2 membres sous la présidence du Consul :

–      Mr Julius Kramer (de nationalité allemande), représentant de la maison lyonnaise PILA,

–      Mr Bonanjee Pallonjee Karanjia (Parsee de nationalité britannique)

  1. Source : Archives des Missions Etrangères de Paris – MEP
  2. Source : Archives du Ministère des Affaires Etrangères et Européennes