L’Amiral Courbet : Le charisme de la victoire

[Par Bruno Nielly, Vice Amiral d’escadre (2S)]

C’est la recherche d’une voie de communication rapide entre la mer et la riche province chinoise du Yunnan qui est au cœur de la question du Tonkin dans la deuxième moitié du XIXe siècle.

Francis Garnier, après avoir exploré le Mékong (1866-1868) avec Doudart de Lagrée et constaté que ce fleuve ne pouvait offrir de voie convenable, est mandaté par l’amiral Dupré, gouverneur de Cochinchine, pour résoudre un différend entre le négociant Jean Dupuis, explorateur du fleuve Rouge, et le gouvernement annamite, sauvegarder les intérêts commerciaux engagés et réglementer la navigation sur cette voie navigable du Tonkin. Avec moins de deux cents marins et soldats, il prend le contrôle de la citadelle d’Hanoï en novembre 1873 et, en une dizaine de jours, celui de l’équivalent d’une province entière. Malheureusement, Garnier devait mourir le 21 décembre 1873 en cherchant à desserrer l’étau des pirates autour d’Hanoï.

Presque dix ans plus tard, en mai 1883, le capitaine de vaisseau Henri Rivière, après s’être également emparé d’Hanoï, est tué dans des circonstances tout à fait similaires. La mort de Rivière, homme de lettres fort connu à Paris, provoque l’envoi au Tonkin d’une division navale de renfort, commandée par l’amiral Courbet et d’un corps expéditionnaire commandé par le général Bouët.

Amédée Courbet est un polytechnicien qui, après avoir servi brièvement de secrétaire à Armand Marrast au cours de la Révolution de 1848, choisit de servir dans la marine à sa sortie de l’école, en 1849. Passionné par l’évolution rapide des armements nouveaux, sa carrière le conduira, entre autres, au commandement de l’école d’application des torpilles de Boyardville sur l’île d’Oléron. En 1880, après trois ans comme chef d’état-major de l’escadre de la Méditerranée, il est nommé gouverneur de la Nouvelle-Calédonie avec le grade de contre-amiral. Deux ans et demi plus tard, il commande, à bord du Bayard, une division d’essais basée à Cherbourg. Un mois après cette prise de fonctions, le ministre de la marine lui apprend son départ immédiat vers l’Extrême-Orient.

Convaincu qu’il faut frapper à la tête et sans perdre de temps, Courbet intervient dès l’été 1883 en débarquant ses troupes et ses marins à Tuan-Anh, le port de Hué, la capitale annamite. Ce premier succès conduit les Annamites à signer un nouveau traité mais au Tonkin, les Pavillons Noirs soutenus par les Chinois continuent de menacer le commerce sur le fleuve Rouge. Après avoir reçu le commandement en chef des moyens français à la suite du retour en France du général Bouët, l’amiral Courbet s’installe à Hanoï et planifie la prise de Son-Tay et de Bac- Ninh, deux places fortes des Pavillons Noirs. Il s’empare de Son-Tay, à la mi-décembre 1883 mais dans le même temps, le gouvernement Ferry désigne le général Millot, accompagné des généraux Brière de l’Isle et de Négrier, pour reprendre le commandement des troupes terrestres engagées au Tonkin. Ce dessaisissement inattendu déçoit beaucoup Courbet dont la troisième étoile est, au même moment, retardée en raison d’obscures interventions parlementaires.

Préconisant la destruction rapide de la flotte chinoise en intervenant à Fou-Tchéou, à Port-Arthur et à Tien-Tsin, il doit se plier à la volonté du gouvernement de négocier à tout prix. Une convention trop floue, signée sans véritable mandat par le capitaine de frégate Fournier et le vice-roi Li-Huang-Tchang, conduit fin mai 1884, à l’incident de Bac-Lé où vingt-deux soldats français trouvent la mort.

Courbet1L’Amiral Courbet

Jules Ferry applique alors une politique des gages, considérant la France en « état de représailles ». Courbet s’insurge sans succès contre ces demi-mesures mais, appliquant les ordres, il tente de les rendre les plus efficaces possible. Pour cela, il positionne mi-juillet le gros de son escadre devant l’arsenal de Fou-Tchéou, au fond de la rivière Min. Ironie de l’Histoire, cet arsenal et une partie de la flotte chinoise sont l’œuvre du lieutenant de vaisseau Prosper Giquel, un officier français originaire de Lorient, débarqué en Chine en 1857 avec Rigault de Genouilly dont il était officier d’ordonnance.

Dans le même temps, Courbet envoie son adjoint, l’amiral Sébastien Lespès, tenter avec trois bâtiments et un bataillon d’infanterie de marine, la prise de Keelung au Nord de Formose. Malgré des conduites héroïques comme celle du second-maître Jullaude qui, ne voulant pas laisser notre pavillon aux mains de l’ennemi, passera, au milieu des troupes chinoises, une nuit entière caché dans un buisson et enveloppé dans l’étamine, ce débarquement ne tiendra pas contre la pression d’un ennemi trop nombreux.

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L’Amiral Courbet sur la dunette du Volta à Fou-Tchéou

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Le Volta : Croiseur de 3è Cl. 250 CH. CF Gignon, Commandant

A Fou-Tchéou, sous la menace des canons de l’arsenal et à proximité immédiate de l’escadre chinoise, les marins de Courbet vont passer près de quarante jours quasiment aux postes de combat, par une chaleur et une moiteur des plus accablantes.

Le 22 août, enfin, l’ordre est reçu d’intervenir. Le 23 août 1884 à 13h00, les Français ouvrent le feu. Parfaitement avertis par leur amiral dont la planification est sans faille, les commandants mènent leurs équipages à la victoire, détruisant vingt-deux navires en quelques heures. L’escadre chinoise n’existe plus et l’arsenal est largement endommagé. Courbet mettra six jours à sortir de la rivière Min, détruisant systématiquement à l’artillerie de bord et par des coups de main de marins mis à terre, tous les canons, nids de torpilles et poches de résistances chinoises. Le 29 août, la victoire est totale. L’escadre Courbet compte 10 morts et 48 blessés ; les Chinois, eux, ont perdu une escadre et deux mille marins.

Une fois encore, Courbet suggère de compléter sa victoire par une intervention rapide et décisive dans le golfe de Petchi-Li. Le gouvernement refuse et le contraint à exercer un blocus de Formose qui immobilise la flotte et met bâtiments et équipages à très rude épreuve pendant l’hiver. Keelung a finalement été conquise en octobre 1884 mais la dysenterie commence à faire des ravages chez nos soldats et nos marins.

Au début de 1885, quatre bâtiments chinois appareillent de Shanghai pour tenter de briser le blocus français de la grande île. Courbet ne les attend pas et appareille pour provoquer une rencontre à la mer. Cette rencontre a lieu mais trop loin pour un engagement : deux des frégates chinoises parviennent à s’enfuir. Les deux autres, réfugiées à Shei-Poo, sont attaquées par les canots du Bayard, le navire-amiral, au cours d’une opération d’une étonnante audace. Là encore, la planification de Courbet fait merveille : il a choisi la nuit du Nouvel An Chinois pour attaquer. Alors que les canots torpilleurs concentrent sur l’une des frégates, celle-ci, ne sachant d’où vient l’attaque et dans la confusion des explosions de pétards, tire sur l’autre frégate et la coule. Les deux bâtiments sont hors d’état. Le capitaine de frégate Gourdon (connu comme dessinateur sous le pseudonyme de Sahib) et le lieutenant de vaisseau Duboc mettront près de sept heures à revenir à bord avec la petite dizaine d’hommes des canots. L’accueil est à la mesure de l’inquiétude : on les a cru tous morts mais seul le matelot fusilier Arnaud aura perdu la vie dans cette opération.

Courbet6 Li Hung Chang – Vice-roi

Courbet7 CF Fournier
Négociateurs de la convention de Tien Tsin (Mai 1884) qui conduira à la guerre entre la France et la Chine

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Fin mars 1885, Courbet prend sans difficulté le contrôle des îles Pescadores dans le détroit de Formose, coupant ainsi une base de ravitaillement importante des forces chinoises. Mais des négociations conduites en sous-main par le gouvernement Ferry, depuis l’affaire de Fou-Tchéou, aboutissent à un accord, au moment même où ce gouvernement chute en raison de la retraite de Lang Son des troupes du général de Négrier. Cet accord comprend l’évacuation de Formose et des Pescadores.

Ainsi s’achève, par un demi-renoncement, la seule guerre qui opposa dans l’Histoire la France et la Chine. Usée par deux ans de campagne et d’opérations sous un climat très éprouvant, la santé fragile de l’amiral Courbet encaisse mal ces déceptions morales. Le 11 juin 1885, il meurt à bord du Bayard en rade de Makung, aux Pescadores.

A la fin d’août, sa dépouille arrive en rade d’Hyères à bord de son cher Bayard ; elle est saluée par l’escadre entière. La France offre des obsèques nationales au vainqueur de Tuan-Anh, de Sontay, de Fou-Tchéou et de Shei-Poo. Il a fait renaître l’honneur de la France en donnant à son pays ses premières victoires depuis la terrible débâcle de 1870. Il repose à Abbeville, sa ville natale.

L’amiral Courbet éprouvait une grande frustration d’avoir manqué, par la succession de ses affectations, la guerre de Crimée, la guerre d’Italie et surtout, la guerre de 1870. En deux ans d’opérations lointaines et difficiles, tant sur le plan militaire que politique, il acquiert une notoriété de premier plan dans l’histoire de la marine. Grâce à son courage, à sa détermination et à son talent. Avoir été « un marin de Courbet » devient, à sa mort, un titre de gloire des plus enviés.

Auteur : Bruno Nielly, Vice Amiral d’escadre (2S)