La curieuse histoire de Marie Ier, Roi des Sedangs (1888-1890)

Saïgon
En 1887, l’Indochine était au début d’une grande expansion coloniale. Il n’y avait à Saïgon face à une population annamite d’une vingtaine de milliers d’âmes, que trois mille Français (dont plus des trois quarts étaient officiers ou fonctionnaires). Parmi ceux-ci un colon d’environ 45 ans vivotait en écrivant des articles pour le journal  » Le Saïgonnais « , en s’occupant du théâtre municipal ou en « bricolant »… Cependant, il avait une excellente éducation, se prétendait issu d’une bonne famille de Franche-Comté, ayant droit au titre de baron. Il parlait couramment l’annamite et le chiam et vivait en ménage avec Ahnaïa, une jeune et jolie femme originaire de l’ethnie des Chiams, les premiers conquérants de l’Annam. Il se nommait Marie-David de Mayréna.


Marie-David de Mayréna

Un jour, il fut convoqué par le Gouverneur général de Saïgon, Monsieur Constans. Celui-ci lui expliqua qu’il semblait que des Allemands avaient l’intention de prospecter l’Hinterland Moï à partir du Siam. Il semblait donc utile de créer une ligue des peuples Djaraïs, Sedangs et Bahnars pour arrêter l’envahissement des Siamois derrière lesquels les Allemands se dissimulaient. Mayréna serait donc chargé de mission, mais de façon officieuse afin de ne pas créer d’incident diplomatique avec les Anglais ou les Allemands. Il aurait droit à une petite escorte de huit annamites et aurait tout l’argent nécessaire. Il y avait sur place la Mission des Bahnars, dirigée par les Pères Guerlach et Irigoyen qui pourraient l’aider. En cas de succès, il recevrait la concession des mines d’or (hypothétiques) d’Attapu et le titre de Chef de la Confédération des Moïs !

La Mission des Bahnars
Mayréna s’embarque donc à Saïgon sur l’aviso « Requin »en mars 1887, accompagné de Ahnaïa, d’un Chinois et de Mercurol, un autre aventurier, vieil ami saïgonnais. Deux jours plus tard, il arrive en baie de Quy Nhon. Dès le début d’avril, il repart avec douze porteurs et dix soldats annamites pour Kon Tum malgré les craintes de Mercurol devant les agressions possibles du seigneur « Bog-Kop » (le tigre) ou des Djaraïs que l’on dit sur le sentier de la guerre. Le trajet s’effectue par An Khé et la vallée du Ba sans grands ennuis, malgré une attaque nocturne des Djaraïs, mis en déroute par Mayréna, revolver au poing.
Dès le lendemain de son arrivée à Kon Tum, Mayréna, accompagné du Père Guerlach et de Mercurol commence sa tournée dans les villages en vue d’établir une confédération. Il est vêtu d’une veste bleu azur, soutachée de galons jusqu’aux épaules, d’un pantalon blanc à bande d’or, d’une ceinture de soie rouge à laquelle est attaché un sabre incrusté de nacre avec poignée en or et fourreau en argent niellé. Mercurol n’est pas en reste, affublé d’un uniforme d’officier anglais tout rouge acheté à un Chinois de Quy Nhon. Un porteur annamite brandissant un guidon bleu avec trois marguerites mises en bande les précède. La tournée est fructueuse et Mayréna, reconnu comme « Tonul-Tom », c’est-à-dire président de la Confédération, rédige la constitution de ladite Confédération des Bahnars.


Hinterland Moï


Le Royaume des Sédangs

Mais cette Confédération n’a aucune solidité tant que les tribus voisines des Sedangs et des Djaraïs n’en font pas partie. Dès les premiers jours de mai, notre « Tonul-Tom » se met en campagne pour séduire les Sedangs. Ils vivent au nord de Kon Tum dans des villages accrochés au flanc des montagnes. Ce sont les plus cruels de tous les habitants de l’Hinterland Moï. Par contre, ils sont les seuls à savoir exploiter le minerai de fer et savent fabriquer des fers de lance et des hachettes qui constituent, par ailleurs, des monnaies d’échange.


Le Père Irigoyen

Mayréna, en grand uniforme, accompagné de Mercurol en tenue d’officier britannique et du Père Irigoyen, se présente devant le village de Peleï Maria. Après de longues discussions émaillées de dangereux incidents, Mayréna provoque en duel le chef de village et en deux passes, le désarme. Les Sedangs dépités ont des attitudes qui ne présagent rien de bon, mais Mayréna demande au Père de leur expliquer qu’ils ne devaient ni s’étonner, ni se dépiter de leur défaite parce qu’il était invincible de par une faveur spéciale du Génie de la guerre… Cette explication est insuffisante aux yeux des Sedangs, mais le bel aventurier déclare alors que pour prouver son invulnérabilité, il se placera devant les guerriers et attendra que ceux-ci lancent leur javelot. Mais il précise que non seulement les javelots ne lui feront aucun mal, mais que, par contre, ils se retourneront contre les lanceurs et les tueront ! Les Sedangs après mûre réflexion décident alors de faire de Mayréna leur « Agna », c’est-à-dire leur roi. Et le lendemain, de retour à Kon Tum, Mayréna rédige le 1er mai 1888 la Constitution du royaume des Sedangs dont il se proclame Roi. Le Royaume Sedang est rattaché à la Confédération des Bahnars-Rangao. L’original de cette Constitution sera publié par « Le Courrier d’Haïphong ». Parmi les articles de cette Constitution, il faut noter celui interdisant les sacrifices humains ou celui déclarant la religion catholique comme religion officielle.


Marie 1er, Roi des Sédangs

En somme, il a réussi sa mission, ce qui explique que les missionnaires l’aient soutenu et que, surtout, le nouveau Gouverneur général, Monsieur Richaud, lui ait envoyé des félicitations et ait semblé vouloir reconnaître cette royauté avec quelques réticences…


Type Sédang

Le « royaume  » s’organise avec des allures d’opérette. Sur la case qu’habite Mayréna avec Ahnaïa flotte l’étendard royal bleu à marguerites mises en bande. Mercurol cumule les fonctions de ministre des Affaires étrangères et de ministre de la Guerre. Le Père Irigoyen est Grand Aumônier du Roi. Ahnaïa est devenue Reine des Sedangs. Des décorations sont crées : l’Ordre royal Sédang récompensant les services rendus au royaume, l’Ordre de Sainte-Marguerite récompensant la valeur militaire et les actions d’éclat accomplies dans des combats au service du royaume et enfin, l’Ordre du Mérite Sédang récompensant les services à la cause royale. Mercurol est élevé à la dignité de Grand Officier du Mérite Sédang et les Pères Guerlach, Irigoyen et Vialleton sont nommés Commandeurs.


Décorations du Royaume des Sédangs

Cependant, il faut reconnaître que Charles-Marie de Mayréna, Roi des Sédangs est un homme d’action énergique : il réussit à délivrer son royaume des attaques incessantes des Djaraïs en s’alliant avec eux ou en les combattant et il s’oppose à l’emprise des Siamois appuyés par les Allemands. L’accord avec les Djaraïs s’est fait sans trop de difficultés après une démonstration de force des troupes Sédangs et Bahnars. Par contre Mayréna a dû aller jusqu’à Bangkok pour convaincre le Roi de Siam de l’existence du Royaume des Sédangs. Il faillit y succomber aux charmes d’une belle Suédoise, Mademoiselle Dalberg, qui tentait de le faire tomber dans le camp d’une « puissance étrangère », mais il se reprit et rentra à Kon Tum. On reparlera de Mademoiselle Dalberg…

Le Déclin
Un mois après, Sa Majesté Marie 1er fit sa rentrée dans sa capitale de Kon-Jéri. Mais le royaume avait changé pendant son absence. Mercurol avait trafiqué avec des Annamites des villages de la frontière. Une épidémie de variole s’était déclarée. Les Djaraïs s’agitaient. Surtout, Monsieur Richaud avait été remplacé par Monsieur de Lannessan, moins porté à protéger les missions catholiques. Enfin, Ahnaïa, très affaiblie par une fausse couche suivie d’une tuberculose expira. Le Roi exigea qu’elle eut des funérailles royales et qu’elle fut inhumée à Phan-Rang, en pays chiam, ce qui fut fait.
Le royaume se délitait. Mercurol, insolent et exigeant devenait impopulaire. Les Djaraïs recommençaient leurs incursions et Mayréna, voulant les punir, organisa une expédition qui se termina en déroute. Le Roi dut se résoudre à quitter son royaume et s’embarqua sans tambour ni trompette, avec Mercurol, sur un bateau chinois qui de Quinhon remontait vers Haïphong. Il fut assez mal accueilli à Haïphong où il tentait de monnayer des brevets de Commandeur moyennant un prix variant de 50 à 300 franc-or. Après une incursion à Hanoï, il revient à Haïphong et y retrouve le frère de Mademoiselle Dalberg, un homme de très mauvaise réputation, d’ailleurs surveillé par la police. Quoique prévenu par celle-ci, Mayréna part avec Dalberg et sa soeur pour Hong-Kong. Et d’aventurier hâbleur, il devient malhonnête homme, tentant d’extorquer de ci, de là un peu d’argent. Finalement, il doit se résigner à rentrer en France, le royaume des Sédangs ayant été supprimé et tous les insignes de cette royauté (drapeaux ou enseignes) ayant été soigneusement recueillis par Monsieur Simoni, premier Commis de résidence. Cependant, les Sedangs demeurent indépendants, mais la Confédération Bahnars-Rungao durera jusqu’en 1897, date à laquelle l’Hinterland Moï entrera dans le Protectorat français.

Mayréna en Europe

Mayréna arrive à Paris, prend un appartement au Grand Hôtel sous le nom de Comte de Drey et crée une légation du Royaume, rue de Grammont. Cependant ses ressources s’épuisent car les brevets se vendent mal. Il part alors pour Bruxelles, sur les conseils de Monsieur Constans devenu ministre de l’Intérieur, afin d’espionner plus ou moins le général Boulanger et sa maitresse, Madame de Bonnemain. Après la fuite de ces derniers à Londres, Mayréna revient à Paris, assiste à l’inauguration de l’Exposition Universelle dans la tribune officielle, mais presque complètement désargenté, repart pour Bruxelles. Il fait alors la connaissance d’un riche industriel Monsieur S…, avide d’honneurs, qu’il nomme Commandeur de l’Ordre de Sainte-Marguerite avec le titre de Baron de S… Le 15 janvier 1890, le « Sachsen », un yacht de 600 tonneaux affrété par le baron de S…, appareille d’Anvers pour l’Extrême-Orient avec à son bord le Roi des Sédangs, le baron de S… et quelques riches jeunes gens convaincus qu’ils allaient vers le royaume de l’Eldorado. Le yacht bat pavillon bleu avec les marguerites blanches posées en bande.
Le 18 avril, le « Sachsen » entre dans le port de Singapoor. Mayréna, convoqué par le consul de France, se voit signifier une interdiction de séjour en Indochine. Il annonce alors à ses compagnons que les Sédangs s’étant révoltés, il est dangereux d’entrer dans le royaume et que, tout compte fait, il vaut mieux retourner en Belgique pendant que lui-même essaiera de calmer son peuple. Le « Sachsen » appareille alors pour Anvers sans le pavillon royal

La dernière étape
Mayréna est alors dans une situation tragique, mais le sort vient à son secours. Il rencontre dans le quartier chinois de Singapoor un ancien pirate qu’il a connu à Haïphong. Celui-ci lui propose une association pour récolter des nids d?hirondelle de mer dans une île voisine, l’île de Tioman. Mais Mayréna reste obsédé par son royaume, allant jusqu’à offrir à l’Empereur Guillaume le protectorat du Royaume des Sédangs. Le courrier ayant été intercepté, Mayréna, soupçonné de trahison, est surveillé par l’officier anglais de district, Monsieur Owen. Celui-ci va donc voir Mayréna qui lui annonce avoir été piqué le matin même par un serpent « tedong-hiar » dont la piqure est mortelle. Il demande alors à l’Anglais de rester auprès de lui. Le Roi des Sédangs expira deux heures après. Beaucoup de légendes se sont créées autour de cette mort. En fait il est plus que probable que Marie 1er s’est tué en se piquant avec une aiguille empoisonnée avec un poison végétal, le « upas » qui produit une mort douce par refroidissement du sang.

Marie-David de Mayréna fut un de ces grands aventuriers à qui il manque sans doute certaines vertus bourgeoises mais qui possèdent le courage, le mépris de la mort et l’esprit d’entreprise. Il aimait l’Aventure pour elle-même et le jour où elle lui manqua, il s’ennuya et mourut.

SOURCES : ASSOCIATION NATIONALE DES ANCIENS ET AMIS DE L’INDOCHINE ET DU SOUVENIR INDOCHINOIS.  http://www.anai-asso.org Claude SAINTE-CLAIRE DEVILLE
( d’après « Marie 1er, Roi des Sédangs » de Maurice SOULIE,1927, Marpon et Cie, Editeurs )